Patrice Marcotte :
Jean-Marc, merci d'avoir accepté cette invitation à nous
présenter ta vision du merveilleux monde de l'informatique et
de la recherche opérationnelle. Commençons par le début.
Pourquoi des études en recherche opérationnelle ? Et comment
en es-tu venu à délaisser une carrière universitaire
prometteuse pour fonder ta propre compagnie de consultants ?
Jean-Marc Rousseau :
Si l'on remonte plus loin que l'université, lors de ma jeunesse,
j'étais un «maniaque» des mathématiques. A l'époque
de mon cours classique (je suis un vieux du cours classique) j'ai passé
quatre étés dans des camps mathématiques à
l'université d'état de l'Ohio. Donc je faisais des mathématiques
pendant les vacances. De façon naturelle, je me suis réveillé
au département de mathématiques de l'université de
Montréal en 1967. Mais j'y ai été un peu déçu
des mathématiques pures, ainsi que de la façon dont elles
étaient enseignées. Je réalisais que j'aimais toujours
les mathématiques, mais également leurs applications. Je
me suis donc réorienté en recherche opérationnelle,
au département d'informatique, qui ne s'appelait pas encore le Diro
à cette époque. Après avoir obtenu une maîtrise
sous la direction de Michael Florian, j'ai poursuivi des études
de doctorat aux Etats-Unis (MIT). En
1973, j'étais engagé comme professeur au DIRO. Je m'intéressais
alors beaucoup à la modélisation dans le domaine de la santé.
J'ai cependant délaissé ce domaine vers 1975, car il était
extrêmement difficile, n'étant pas médecin, d'obtenir
un financement adéquat pour ma recherche. Les choses ont bien changé
depuis, avec l'émergence d'équipes de recherche opérationnelle
en santé. Je me suis joint à l'équipe du Centre
de recherche sur les transports, alors dirigé par Michael Florian,
pour m'attaquer à des problèmes de transport aérien,
de transport scolaire, de tournées de véhicules («routing»),
ainsi qu'à des problèmes d'horaires des chauffeurs d'autobus,
sans prévoir l'impact que ces derniers auraient sur ma carrière.
En 1979, Michael Florian terminait son deuxième mandat comme directeur
du CRT. On m'a offert de le remplacer, ce que j'ai accepté. A reculons...
J'ai quand même effectué deux mandats ! complets, jusqu'en
1987 Au DIRO, mon premier étudiant de maîtrise fut Jean-Yves
Blais, qui était alors employé à la section d'informatique
de la STCUM (Société
de transport de la communauté urbaine de Montréal). Comme
il se cherchait un sujet de thèse, je lui ai suggéré
de travailler sur un projet qui intéresserait la STCUM, ce qui justifierait
de le dégager pour travailler sur sa thèse. Jean-Yves est
ainsi arrivé avec le problème de conception des horaires
des chauffeurs d'autobus, problème fort complexe sur lequel se sont
par la suite penchés plusieurs étudiants de maîtrise.
Ce projet fut le point de départ d'activités «professionnelles».
Des projets pilotes furent implantés, avec un certain succès,
à Montréal et à Québec, ce qui nous donna l'idée,
Jean-Yves et moi-même, de créer une boîte de consultation
en recherche opérationnelle. Nous étions en 1979. Jean-Yves
était alors professeur au CEGEP. Nous avions en tête une PME
de 7 ou 8 employés. Notre premier logiciel, HASTUS (Horaires
et Assignations de Systèmes de Transport Urbains et Suburbains),
permettait à la STCUM d'épargner quelques 3 millions de dollars.
Peut-être d'autres sociétés seraient-elles intéressées
par un produit semblable ? Et puis tout s'est mis à aller vite.
La STCUM nous a octroyé des contrats internes pour optimiser les
horaires de ses véhicules, un problème évidemment
relié à celui des horaires des chauffeurs. La société
estimait que plus de 80 000 cartes perforées seraient nécessaires
comme données du modèle des chauffeurs ! Un modèle
de création automatique des horaires de véhicules permettrait
donc des économies de temps et d'argent considérables. A
ses débuts, GIRO obtenait des contrats de recherche opérationnelle
de tous ordres. Mais il y avait tellement de travail dans le domaine du
transport en commun que nous y avons consacré toutes nos énergies.
Le nombre d'employés a augmenté pour atteindre 25. A ce stade,
nous ne pensions certainement pas atteindre le chiffre de 50 employés.
Nous sommes présentement 125 ! En 1989, nous avons rapatrié
à GIRO les activités de recherche en planification de tournées
de véhicules et d'horaires ( «routing» et «scheduling»),
dont plusieurs étaient en cours au CRT, où plusieurs algorithmes
et logiciels ont été développés. Depuis, GIRO
se spécialise dans les problèmes de tournées et horaires
: tournées postales, collecte des ordures en particulier. Ces problèmes
sont complémentaires : en effet, le courrier se retrouve souvent
dans les sacs d'ordure ! Plus sérieusement, leurs structures mathématiques
de problèmes de parcours sur les arcs d'un réseau sont très
semblables. Nous avons en fait développé un logiciel qui
traite à la fois les problèmes de parcours d'arcs et les
problèmes de parcours des sommets d'un graphe. En 1990, tanné
d'avoir deux carrières à plein temps, j'ai quitté
définitivement l'université, pour aller voir ce qu'était
vraiment une job dans l'industrie, de la conception jusqu'à la mise
en marché du produit.
Patrice Marcotte :
Jean-Marc, nous avons surtout parlé de recherche opérationnelle.
Qu'en est-il de l'informatique ? De ses liens avec la recherche
opérationnelle ? Comme nous sommes au DIRO, tu peux laisser de côté
l'aspect marketing...
Jean-Marc Rousseau :
Présentement, je dirais que nos produits comportent 80% d'informatique
et 20% de recherche opérationnelle. Il y a peut-être cinq
ou six de nos employés (sur un total de 125) affectés au
développement d'algorithmes d'optimisation. D'autres tâches
telles que le calibrage des algorithmes, leur «fine tuning»,
leur adaptation à de nouveaux environnements peuvent évidemment
profiter de connaissances en recherche opérationnelle. Du côté
informatique, nous nous devons de mettre sur le marché des produits
robustes. Nous employons donc en parallèle une dizaine de spécialistes
en génie logiciel qui conçoit des outils de développement.
Chez GIRO on a fait le choix de créer un langage de spécification
qui permet à la fois d'exécuter l'application et de générer
la documentation technique, de sorte que le cauchemar des informaticiens
(produit-on la documentation avant, pendant ou après le code ?)
est quelque peu atténué. Il y a de ça cinq ou six
ans, on a redéveloppé le logiciel HASTUS dans un cadre plus
structuré. Depuis sa création à l'université,
HASTUS avait pris de l'embonpoint. Initialement programmé en Fortran
héroïque sur «mainframe», puis transplanté
sur plate-forme DOS, puis transplanté sur OS-2.Un spaghetti d'instructions
et de commandes graphiques ! Une réingéniérie s'imposait.
Nous avons maintenant un produit développé selon les canons
de la programmation objet et du paradigme client-serveur, et qui utilise
les bases de données relationnelles. Tous les termes à la
mode, quoi ! Ceci a été réalisé en grande partie
grâce à un outil de développement baptisé OGL
(Outil de Génie Logiciel) dont nous sommes très fiers (de
l'outil, pas de l'acronyme !). Chaque étape de développement
est soumise à un processus d'évaluation rigoureux («walkthrough»).
Nos outils de développement n'ont rien à envier à
ceux de nos collègues ou concurrents de l'univers du génie
logiciel... montréalais (Restons modestes). Nous tentons également
de rendre nos outils plus généraux, réutilisables
dans des contextes différents. Plus de 25% du code développé
pour HASTUS a ainsi pu être transféré à nos
logiciels de routing et scheduling.
Patrice Marcotte :
Que recherchez-vous chez vos employés ? La formation que nous
leur offrons au DIRO leur permet-elle de bien s'intégrer au marché
du travail ? En bref, que penser de la formation universitaire en informatique
?
Jean-Marc Rousseau
Je n'ose pas avancer de chiffre mais, sur 125 de nos employés, environ
45 proviennent du département d'informatique et de recherche opérationnelle.
Nous engageons également des diplômés des Cegeps. Peut-être
deux ou trois sur la douzaine d'informaticiens que nous engageons chaque
année. Les autres, la vaste majorité, possèdent une
formation universitaire au niveau du baccalauréat ou de la maîtrise.
Ils ne font pas tous le même boulot. Certains font de l'informatique
pure et dure : développement de systèmes, dont OGL. A l'autre
extrémité du spectre se situent ceux qui sont en contact
direct avec le client. Ceux-ci doivent apprécier les contacts personnels,
les voyages, et l'on préfère qu'ils aient une formation en
informatique, car ils ont à comprendre et adapter le logiciel, et
peuvent être amenés à programmer. Cependant, plusieurs
de nos employés qui possèdent une formation en recherche
opérationnelle ou en mathématique-informatique oeuvrent dans
ce secteur. Leur formation leur permet de bien comprendre les hypothèses
sous-jacentes au modèle mathématique et d'y apporter les
améliorations souhaitées par le client.
Patrice Marcotte :
Question un peu plus délicate : le DIRO est reconnu comme un
département de recherche, ce qui déteint sur l'enseignement,
plus poussé vers les aspects fondamentaux de l'informatique que
sur l'apprentissage de techniques immédiatement applicables au monde
du travail. Que penses-tu de cette «philosophie» ? Est-ce un
handicap pour nos étudiants, qui apprennent à programmer
mais qui n'étudient pas nécessairement les langages de programmation
les plus utilisés dans l'industrie (C++ pour n'en nommer qu'un)
?
Jean-Marc Rousseau
Je n'ai pas une opinion très tranchée. On souhaite tout d'abord
que les informaticiens sachent programmer. Pas nécessairement dans
les langages utilisés chez GIRO. Par contre on s'attend un peu à
ce que l'étudiant en informatique qui se cherche un emploi ait la
curiosité de jeter un petit coup d’śil sur le langage C. Mais qu'on
ne s'y trompe pas. On limite l'utilisation du C. On ne tient pas à
produire des codes flaïés (en français dans le texte)
avec pointeurs doublement récursifs, triplement difficiles à
déboguer (toujours en français dans le texte). Dans
l'industrie, quand il y a un bogue, il faut le trouver. Vite de préférence.
Nous produisons du code aussi standard que possible, afin que n'importe
qui (ou presque) puisse le comprendre et y apporter les corrections requises.
L'approche du département n'est pas mauvaise. On ne cherche pas
de bons codeurs mais de bons développeurs. Des gens capables de
concevoir des outils et d'obtenir des solutions efficaces. On cherche avant
tout des gens qui veulent faire du bon travail dans un environnement stimulant.
Qu'ils aient une formation en informatique fondamentale ou en informatique
de gestion, nos employés ne sont pas cantonnés dans des rôles
immuables. Ils peuvent très bien débuter dans un domaine
technique pour par la suite aller voir ce qui se passe du côté
de la mise en marché.
Patrice Marcotte :
Quelle est ta vision du rôle de l'université, sa position
par rapport au monde de l'industrie, particulièrement en cette période
de restriction budgétaire ?
Jean-Marc Rousseau
L'université doit assumer avant tout un rôle de formation.
La décision du département de ne pas enseigner les langages
les plus populaires est peut-être un peu extrême. Pour nous,
l'essentiel est de trouver des gens qui ont des bases solides dans les
méthodes et les principes de conception et d'analyse. De nos jours,
cela est synonyme d'approche orientée objet ? Demain, qui sait ?
Patrice Marcotte :
Le langage d'introduction à la programmation au DIRO est quand
même Java !
Jean-Marc Rousseau
Il y a peut-être eu un changement de philosophie. Mais cet aspect
est marginal. Ce n'est pas ma plus grande préoccupation. La collaboration
université-industrie ne devrait jamais (je sais, on ne devrait
jamais employer le mot «jamais») se faire sur la base de projets
à court terme. Ce n'est pas le rôle de l'université
de s'embarquer dans un projet qui requiert d'avoir un produit livrable
dans les six mois.
Patrice Marcotte :
Et dans cinq ans ?
Jean-Marc Rousseau
Dans cinq ans, peut-être... Il doit y avoir de tout dans une université.
Là où l'université peut être la plus efficace,
c'est sur un horizon de trois à cinq ans. Certains problèmes
peuvent être traités, plus ou moins bien, par les techniques
que nous connaissons aujourd'hui. Laissons l'industrie s'en occuper. Par
contre un chercheur universitaire peut prendre le temps d'analyser correctement
le problème, d'explorer des avenues de recherches qui se révéleront
peut-être stériles, ce que ne peut se permettre la petite
entreprise. C'est un peu ma vision des sciences appliquées, à
l'université : comment isoler le meilleur d'une théorie pour
l'appliquer à un problème réel. Maintenant, je ne
peux pas prédire l'avenir. On ne peut nier une certaine rigidité
des universités face au phénomène informatique, leur
difficulté à virer sur un trente sous (surtout canadien),
d'engager des professeurs qui abordent les nouveaux champs de recherche.
Si on attend dix ans, il est trop tard. On ne fera pas partie de la parade.
On se contentera de la regarder passer. Je me répète : l'université
n'est pas assez flexible pour engager rapidement des professeurs dans les
domaines de pointe...
Patrice Marcotte :
Devrait-elle l'être ?
Jean-Marc Rousseau
Oui. On n'en est qu'au tout début de la révolution informatique.
On n'a encore rien vu. On balbutie.
Patrice Marcotte :
Ceci me rappelle une anecdote. Vers 1969, peu avant mon entrée
à l'université (comme étudiant, dois-je préciser),
le fondateur du centre de calcul de l'université de Montréal,
de visite à mon collège, nous avait bien avertis que la «révolution»
tirait à sa fin, et de ne surtout pas miser sur une croissance exponentielle
dans le secteur informatique. Bref, il n'y avait qu'un nombre limité
de postes pour les opérateurs de «keypunch» et les programmeuses.
Chaque trois ans, on dit que c'est fini...
Jean-Marc Rousseau
(Rire.) A mon point de vue, il y a deux informatiques : l'informatique
du contenant et l'informatique du contenu. Il y les luthiers et les violonistes.
Les deux sont nécessaires. Actuellement, le département d'informatique
forme des luthiers, pas nécessairement des violonistes. Les violonistes
correspondent à ces informaticiens et spécialistes d'autres
disciplines qui vont marier leur savoir à l'informatique pour créer
de nouvelles applications dans toutes les sphères d'activité
: programmes de formation pour l'enfance en difficulté, aide aux
artistes, aux commerçants (qu'on pense au commerce électronique).
On n'a encore rien vu. Ce que la révolution industrielle a accompli
pour les ouvriers, la révolution informatique l'accomplira pour
les travailleurs intellectuels. Le savoir prendra de plus en plus d'importance.
Il faut une démocratisation de l'utilisation de l'informatique.
Patrice Marcotte :
Et dans le domaine de l'éducation ?
Jean-Marc Rousseau
Il y a une révolution à faire dans le domaine de l'éducation.
Ma fille étudie en (...) dans une université anglophone de
la région montréalaise que, pour des raisons de confidentialité,
vous me permettrez de ne pas nommer. Elle et deux de ses amies devaient
se mettre à trois pour prendre les notes d'un professeur de biologie.
Les acétates défilaient à une telle vitesse que l'une
recopiait la partie supérieure de l'acétate, l'autre recopiait
la partie inférieure, alors que la troisième écoutait
le professeur qui parlait d'autres choses. Il y a certainement place pour
l'amélioration, et je crois que l'informatique peut y contribuer
grandement.
Patrice Marcotte :
Mais ne serait-ce pas comme la tarte à la crème de l'audiovisuel
des années 1970 ?
Jean-Marc Rousseau
Il y a des opportunités. Mais la chose est bien mal engagée.
L'accent doit être mis sur la formation du personnel et non pas sur
le matériel. Ceci me semble une évidence.
Patrice Marcotte :
Je suis content que tu n'aies mentionné aucun des deux sujets
informatiques les plus rabâchés dans les media : le bogue
de l'an 2000 et l'Internet...
Jean-Marc Rousseau
Dans les sociétés d'informatique, on est obligé de
signer des papiers incroyables pour rassurer le client effrayé par
le Bogue ! En fait il y deux bogues de l'an 2000. Les débuts de
siècles ne sont des années bissextiles que tous les quatre
cents ans. L'an 2000 est donc à la fois un début de millénaire
et une année bissextile. Ceci étant dit, je crois qu'il y
a des problèmes réels. Par exemple, il traîne pas mal
de vieux équipements dans les hôpitaux. Comme des régulateurs
cardiaques. J'attendrai le 2 janvier pour tomber malade. Ou prendre l'ascenseur...
Patrice Marcotte :
L'avion ?
Jean-Marc Rousseau
Je ne m'attends pas à de problèmes graves parce que ce problème
est pris très au sérieux dans les milieux de l'aviation.
Les problèmes vont survenir dans des endroits inattendus. Par exemple,
j'espère que les télésièges des centres de
ski ne tomberont pas en panne le premier janvier 2000.
Patrice Marcotte :
En terminant, j'aimerais avoir ta réaction à cette phrase
d'Umberto Eco: «Au bout du compte, le XXe siècle n'aura provoqué
qu'une catastrophe : celle de l'informatique».
Jean-Marc Rousseau
Bof... L'humanité a vécu plusieurs catastrophes du même
genre. L`humanité est condamnée à évoluer,
à s'adapter. La nature et la quantité de travail vont changer.
Et il y a naturellement résistance au changement. Mais ce ne sera
pas pire que l'introduction du cheval-vapeur, de la révolution industrielle.
Patrice Marcotte :
Jean-Marc, merci.
|